Ren s'était levé tôt ce matin, vraiment très tôt. En fait, il avait probablement battu son record personnel. Ça n'avait pas changé grand chose à son temps de sommeil puisqu'il n'avait pas fermé l’œil de la nuit, allez savoir pourquoi. La pleine lune peut-être.
Ça avait tout de même quelques avantages de ne pas se lever à midi : il avait pu sortir sur les toits du bâtiment sans croiser personne et jouer un peu de saxo en l'honneur de l'aurore au lieu de celui du crépuscule, sans que l'on vienne l'interrompre. Il avait eu le temps de se préparer quelque chose de décent à manger en compagnie d'un petit groupe de jeunes filles - il n'aurait jamais cru qu'il y avait autant de vie en cuisine à cette heure-là - tout à fait charmantes qui s'étaient fait une joie de lui apprendre quelques trucs culinaires. Il avait même fait ce que leur sempai leur avait demandé pour ce jour-même, un travail personnel d'arrangement musical sur une partition que lui avait gentiment transmis Masato, puisqu'il était absent à ce cours. Autant dire qu'après une matinée pareille, le Jinguji se sentait un tout autre homme, presque quelqu'un de sérieux et appliqué. Ahah, quelle blague. Mais puisqu'il était parti pour la journée, il décida de se rendre au cours organisé par Ranmaru pour 14 heures.

Il marchait donc, avec une bonne demi-heure d'avance, tranquillement dans les couloirs, la mallette de son instrument dans une main, une rose dans l'autre, saluant de temps à autre des groupes d'étudiants ou se contentant d'un simple clin d'oeil. Il s'arrêta juste pour glisser la fleur sur l'oreille d'une jolie rousse avant de repartir comme il était venu, en sifflotant l'air de son arrangement.
Il atteint ainsi la salle de musique de l'Académie, où leur sempai avait fixé le rendez-vous. Lorsqu'il entra, la pièce était heureusement vide. Il déposa l'étui de son saxophone sur une chaise à côté de la porte avant de s'avancer au milieu de la salle, baignée de soleil, les yeux à demi-clos.
Après quelques minutes, il s'approcha du grand piano qui trônait dans un coin. Bien sûr il était loin d'être aussi doué qu'Hijirikawa, mais il avait tout de même quelques bases. Après un regard vers la porte, s'assurant qu'il était seul, il joua tour à tour les différents accords, les accompagnant de sa voix pour s'échauffer. Do, ré, mi... Les graves étaient les plus faciles, évidement. Fa, sol, la... Il avait entraîné sa voix à atteindre certains aigus mais certains lui restaient inaccessible. Si, do... L'un des rares désavantages d'une tonalité jazzy sans doute. Ses doigts quittèrent le piano et sa voix s'éteignit au moment où il entendit la porte se refermer.

Masato s'était réveillé ce matin, désorienté dans son futon. L’événement était si rare qu'il dut se redresser pour essayer de reprendre ses esprits. Papillonnant des cils, essayant avec difficulté de s'extirper de ce sommeil si agréable, il fronçait les sourcils. Soudain un coup violent, froid, lui frappa le ventre. Il venait de se réveiller et ... sans son réveil. Son réveil n'avait pas sonné. Merde ! Se retournant tant bien que mal pour apercevoir une petite horloge accrochée au mur, il put y lire avec horreur qu'il était déjà neuf heures et demi. Tout tourneboulé il n'attendit pas plus de temps pour se lever et sortir de la chambre. Marchant à pas vifs dans le couloir il s'aperçut soudain de sa tenue, le yukata qu'il avait enfilé la veille. Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour s'enfermer de nouveau dans la pièce qu'il avait si précipitamment quittée.

Paniqué un instant de plus, il finit par reprendre son calme, réfléchissant à ce qu'il avait loupé. Son jogging du matin, un peu de nettoyage dans la salle commune et un entrainement au piano. Bien. Cette dernière activité devant durer jusqu'à dix heures avant de nouvelles taches, il avait le temps de prendre une douche et de s'habiller convenablement. Ni une, ni deux le Hijirikawa attrapa ses affaires et fila sous l'eau chaude. C'est dans cet environnement hospitalier qu'il se mit à penser avec plus de raison, se rappelant soudainement la soirée de la veille. Un questionnement subsistait pourtant. S'était-il endormi sur le canapé ou sur son lit ? S'était-il réveillé pour s'allonger sur son lit ? Il ne se souvenait de rien, de rien d'approchant tout du moins. Et si Ren l'avait ... porté jusqu'à son lit ? Cette idée le perturba jusqu'à ce qu'il sorte de la salle de bain. Il arrêta d'y penser pour se concentrer sur le retard qu'il avait à rattrapé.

***

Treize heure quarante-cinq, il était temps de se rendre au cours, rare, qu'avait organisé Ranmaru pour Jinguji et lui. Il était assez impatient, il fallait l'avouer, bien qu'il se doutait qu'il serait seul avec leur sempai. Ren avait en effet la mauvaise habitude de sécher les cours, de ne pas s’entraîner souvent, de passer finalement, le plus clair de son temps à flâner, flirter et autres activités peu recommandables pour un idole en formation. Non, vraiment, son colocataire n'était pas un élève assidu, parfois Masato se demandait si il voulait vraiment percer. Il était tout de même tr... là. Là. Il était là ? Oui, c'était bien lui. Tenant toujours la poignée, Masato restait bouche bée. Son colocataire n'était pas uniquement là, les doigts sur le piano sa voix envahissait la pièce.  Cette vision incroyable rappelait soudainement au jeune pianiste toutes les raisons pour lesquelles Ren suivait un tel enseignement, toutes les raisons pour lesquelles il aimait sincèrement entendre ses chansons, sa voix. Il faisait indéniablement du bon boulot. Avec quelques légères imperfections, tellement minimes qu'une heure d'entrainement par jour suffirait à les effacer. Les yeux bleus rivés sur son colocataire, un sourire se dessina sur les lèvres de Masato

S’avançant, il referma la porte avec délicatesse, ne voulant pas déranger le jeune homme blond qui .. de toute façon l'avait vu arrivé et qui de ce fait avait lâché le piano. Le saluant d'un petit signe de tête, le Hijirikawa s'avança, déposant sa petite mallette de cuir près de celles de son camarade. Il avait une multitude de feuilles à l’intérieur de cette petite valisette, toutes rangées parfaitement. Se retournant il fit face à Ren, hésita un instant puis lâcha.

Tu es là. … C'est bien, ajouta-t-il avec un très léger sourire, quasi imperceptible.

Ren relâcha aussitôt les notes du piano et cessa de chanter en entendant la porte se refermer. Se refermer, oui. Il claqua sa langue en lui-même, regrettant de ne pas l'avoir entendue s'ouvrir en premier lieu. De toute façon, avec la puissance de l'instrument, les notes auraient continué de résonner dix bonnes secondes après qu'il les ait lâchées. Jetant un coup d'oeil en arrière, il reconnut sans étonnement son colocataire et binôme de toujours, fidèle à lui-même, parfaitement ponctuel. Il se redressa, sa moue ennuyée se transformant en une surprise à peine dissimulée lorsqu'il aperçut un sourire sur le visage de Masato. Un sourire qui le laissa perplexe tant il n'y avait pas droit souvent. Le genre de sourire qui lui donnait envie de mal se comporter et qui le rendait fier en même temps. Le Jinguji glissa les mains dans ses poches et s'éloigna du piano, se tenant dans la lumière qui filtrait par la fenêtre, projetant une ombre immense jusque sur le visage du pianiste qui lui faisait à présent face.

- Tu es là...

Évidement Ren ne pouvait pas lui en vouloir d'être étonné. Sa flemmardise naturelle et son peu d'intérêt pour leur sempai le conduisaient la grande majorité, pour ne pas dire la totalité du temps à sécher ces cours. Comment expliquer qu'il était debout depuis 6 heures du matin et qu'il n'avait rien trouvé d'autre pour s'occuper ? Et encore, le Hikirikawa n'avait rien vu, il allait probablement faire une tête mémorable en réalisant que le blond avait fait le travail demandé par Ranmaru.

- C'est bien.

Ren haussa un sourcil songeur, reportant son attention sur son vis-à-vis, remarquant de suite le léger frémissement de ses lèvres. Il venait de le féliciter ? Il fallait marquer ça sur son calendrier. C'était tellement rare qu'il préféra le répéter pour s'en assurer, ajoutant toutefois dans sa voix cette tonalité moqueuse qui était sa signature.

- Est-ce que tu viens de me féliciter, Masa ?

Il lui décocha un sourire en coin. Masato l'appelait la plupart du temps par son nom de famille, suivant la marque de respect traditionnelle japonaise, mais lui prenait un malin plaisir à lui donner de petits surnoms affectifs qui le faisaient tiquer.
Le chanteur se rapprocha du mur derrière le piano pour s'y adosser, y posant à plat le pied gauche, les bras croisés. Il se doutait que le jeune homme voudrait s'entraîner un peu avant le début du cours. Un regard à l'horloge de la salle de musique lui apprit qu'il était 14 heures pile, leur sempai ne tarderait plus. Ren ramena un regard pensif sur son colocataire. Il avait l'air détendu, il ne se souvenait sans doute pas de la veille, ce qui n'était pas plus mal ainsi.

Masato, observant toujours son camarade blond, restait étonné. Il avait beau avoir le fait accompli sous ses yeux, il y avait toujours une petite part de lui-même qui pensait rêver ou tout simplement délirer. La voix chaleureuse, moqueuse cependant, de Ren retentit à nouveau dans la pièce, rendant ce songe plus que réel.

Est-ce que tu viens de me féliciter, Masa ?

Le surnom fit tiquer le pianiste, effet voulu par son interlocuteur. Le faible sourire s'était certes perdu dans les lèvres fines du jeune homme, mais l'ironie constante de son colocataire ne suffirait pas à lui faire perdre sa bonne humeur. Dans le ciel bleu voguait un soleil chaleureux, nu, ne se cachant pas derrière des nuages. S'approchant de la fenêtre, sans un mot, il effleura presque Ren qui allait s'adosser contre un mur. Ouvrant la fenêtre, il prit plaisir à sentir l'air frais glisser sur son visage. Il faisait bon dehors. Tant qu'il était presque déçu de savoir que sa journée se passerait en intérieur. Poussant un petit soupir discret, il observait les arbres en-dessous du bâtiment, pas encore verts mais sur la bonne voie.

Se tournant de trois-quart il observa Ren, puis le piano. Il avait envie de s'entrainer, d'habitude il pouvait le faire seul. Tant pis, il n'arrêtera pas ses bonnes habitudes pour une gêne ridicule. Après tout, il allait devenir une idole, comment chanter devant des milliers de personnes si l'on ne peut même pas jouer une petite sonate devant un unique spectateur. S’avançant donc vers sa petite valisette, Masato attrapa les deux feuilles de partition qu'ils avaient à travailler pour aujourd'hui. Se dirigeant finalement derrière le piano, il fit face à son colocataire.

Si tu as froid, tu peux aller fermer la fenêtre.

Lui tournant le dos, il alla s’asseoir sur le petit banc, remonta ses manches et caressa le clavier avec une grande délicatesse. C'était comme si ces touches noires et blanches étaient sacrées, fragiles et dangereuses. Déposant doucement ses feuilles manuscrites sur le pupitre du piano, il commença donc à jouer, de façon tout à fait naturelle, quasi instinctive. Ses paupières parfois closes, s'ouvraient, laissant voir des pupilles bleus emplie d'une tendresse rare.

Comme prévu, son petit nom affectif ne déclencha aucune réaction apparente chez le taciturne. En revanche, celui-ci passa tout près de lui pour s'approcher de la fenêtre alors que lui-même s'en éloignait pour rejoindre le mur et s'y adosser. Un peu surprenant, compte tenu du fait que Masato abhorrait les contacts physiques, il n'y avait qu'à voir sa réaction de la veille, lorsque ses doigts avaient, par totale mégarde, effleuré sa nuque sur son canapé.
La fenêtre ouverte laissa aussitôt entrer un courant d'air rafraîchissant qui emplit rapidement la pièce, en même temps que les bruits de l'extérieur : les oiseaux, le bruit du vent dans les arbres... des sons tout à fait inspirants en somme. La nature avait toujours eu cet effet lyrique sur lui, particulièrement la lune et le soleil, la raison sans doute pour laquelle il allait si souvent jouer seul sur les toits.
Ren revint sur terre quand le Hijirikawa se déplaça pour aller chercher ses feuilles de musique avant de s'approcher de lui.

- Si tu as froid, tu peux aller fermer la fenêtre.

C'était dit sans arrières pensée ; en fait, le jeune homme aux cheveux bleus ne se rendait probablement même pas compte qu'il avait presque l'air attentionné envers lui. Cette douce sincérité ôta au Jinguji la réplique sarcastique qui attendait sagement de sortir de sa bouche. A la place, il se contenta de sourire plus franchement alors que son vis-à-vis lui tournait le dos pour s'installer au piano, y déposant ses partitions. Il ne tarda pas à commencer à jouer, appuyant sur les notes avec une ferveur précautionneuse qu'on retrouvait chez tous les musiciens passionnés. L'arrangement demandé par leur sempai. Il suffit de quelques accords pour voir que le travail était extrêmement technique. Le blond changea aussitôt de place, se décalant de façon à voir le visage de Masato.
Ren adorait cet air de plénitude bienheureuse que l'on arborait dans ces moments-là, il y avait quelque chose de très sensuel dans la pratique de la musique, quasi érotique. Peut-être qu'il ne s'en rendait pas toujours compte, très attentif aux respects des règles et des codes, mais le pianiste l'avait aussi, cet amour de la musique, et le résultat était beau à voir.
Le chanteur retourna à la chaise où étaient posées leurs deux mallettes respectives et il sortit de la sienne son instrument, qu'il emboita soigneusement avant de revenir derrière le piano, se tenant dans le dos de son colocataire pour lire la partition. Il repéra rapidement la bonne ligne du regard avant de porter le saxo à ses lèvres. Si son niveau au piano était loin d'égaler celui de Masato, ce n'était heureusement pas le cas en ce qui concernait le saxophone. Ses doigts commencèrent à bouger au début de la mesure suivante et le son suave de l'instrument à vent se mêla harmonieusement à celui, plus doux, de l'instrument à corde. Son cœur battait en rythme avec celui de la mélodie tandis que la musique reprenait ses droits sur lui, lui donnant cette sensation unique, l'impression de s'envoler. Ce n'était pas si souvent qu'il s'envolait avec quelqu'un.

Pour le jeune Hijirikawa, jouer de piano devenait bien souvent, peut-être trop, une réelle délivrance. Il devenait un tout autre homme et cela tout en restant lui-même. Cette transformation, cette métamorphose étrange qu'il essayait de cacher au mieux, finissait toujours par apparaître, quoi qu'il fasse. Aujourd'hui elle était survenue dès les première notes, comme ci, tapie dans l'ombre elle avait attendue le moment propice pour fondre sur sa proie. Et le voilà donc, à la merci de cette passion étrange. Celle de la musique, celle du piano. Les sensations qu'il ressentait alors semblaient décuplées. Plus encore quand il chantait, ce qu'il ne se permettrait pas aujourd'hui. Il ne pouvait pas se laisser emporter en présence de Ren, cela serait bien trop gênant, c'est cet instinct qui l’empêchait de chanter, les pensées en l'instant bien trop occupées par les notes merveilleuses qui sortaient de ce piano somptueux.

Alors qu'il entamait le deuxième mouvement de son morceau, un son intrus empli ses oreilles. Sa perturbation ne dura qu'une demi-seconde et le jeune idole se repris bien vite. Il ne fallait être déconcentré sous aucuns prétextes. Bien vite, il comprit ce qui était en tain de se passer, Ren l'avait rejoint au saxo. Et … étrangement leur musique se mêlait à merveille. Ne manquait plus que des percussions pour parfaire l'aspect jazzy du duo. C'est avec un plaisir bien étonnant que Masato continua son morceau, accompagné par la voix si chaleureuse et chaude du saxophone, semblable étrangement à celle de son propriétaire. L'interprétation fut réussie avec brio. Les notes finales, douces, arrivèrent avec autant de joie que de mélancolie. Il fallut un peu de temps au pianiste pour se remettre de sa surprise, de son plaisir. Il se tourna finalement d'un quart sur le petit banc, faisant profil à son ami d'enfance.

C'était très beau … sa tête vira sur la gauche alors que ses yeux bleus rencontraient ceux de Ren, merci.

Se détournant rapidemment, cet air toujours neutre sur le visage, il ramassait à présent ses feuilles, les superposant avec exactitude.

Quand Ranmaru sera-là, peut-être pourra-t-on lui montrer le morceau à deux ? Ce serait plus intéressant, musicalement parlant... N'est-ce pas ?

Comme il s'y attendait, la perturbation du pianiste dura à peine une seconde avant qu'il reprenne le fil de sa mélodie. Tout de même soulagé qu'il ne se soit pas arrêté, Ren l'accompagna sur la seconde partie jusqu'à la fin du morceau, les yeux rivés sur la partition dont la complexité ne lui permettait aucune erreur.
Alors que les sons de leurs instruments respectifs s'éteignaient peu à peu, le silence s'installa, concluant leur prestation. Le blond se recula légèrement, remettant une distance plus convenable entre lui et son colocataire, dont le tête se tourna ensuite dans sa direction.

- C'était très beau, dit-il les yeux dans le vague avant de finalement rencontrer les siens. Merci.

Encore cette fichue sincérité qui l'empêchait de faire ses répliques ironiques... Le blond esquissa un léger sourire pour toute réponse mais détourna le regard, haussant les épaules.

- Ton arrangement est parfait.

Ce moment d'émotion ne dura pas longtemps puisque, la minute d'après, Masato avait repris un visage impassible et rangeait ses notes comme le maniaque qu'il était.
Ren marqua un temps d'hésitation à la question du jeune homme.

- Oui, bien sûr.

Tout en parlant, il retournait à sa mallette pour sortir sa propre partition. Il revint avec elle vers le piano et la déposa sur le pupitre, adressant au passage un regard équivoque à son rival.

- Sans commentaires. Tu peux essayer celle-là ?

La feuille était couverte de notes, d'ajouts, de commentaires.. bien moins soignée que celle du Hijirikawa, mais celui-ci ne devrait pas avoir trop de mal à suivre. Ren se replaça derrière le pianiste avant de commencer à jouer, se forçant à bien suivre sa partition puisque Masato aurait peut-être un peu de mal à deviner ses improvisations. Sa mélodie était moins technique, peut-être plus vivante, en tout cas l'harmonie née de leur précédent duo se manifesta de la même manière lorsque son colocataire commença à le suivre.

Masato était réellement, sincèrement content de cette expérience musicale. Bien que réticent au début, surtout surpris par l'intervention du Jinguji, il ne pouvait décemment pas dire qu'un tel arrangement, qu'une telle alliance était une mauvaise chose. Au contraire. Le rapprochement de ces deux instruments permettait une musique plus douce et plus agitée, plus tendre et plus sauvage. Une mélodie plus vivante de bien des façons. Avec un plaisir quelque peu coupable, le pianiste se sentait fier de pouvoir présenter une telle harmonie à leur sempai. Pour une fois, il serait aussi surpris que ravi. Il fallait avouer que satisfaire Ranmaru était une tache ardue, presque aussi difficile que de se satisfaire soi-même. Malgré le fait, qu'une fois encore, l'héritier Hijirikawa aurait bien modifié une ou deux choses à cet arrangement, le compliment que lui adressa son colocataire lui fit chaud au cœur. Pour une fois, il avait l'impression d'avancer un peu, de progresser. Certes sa partition était un élément de ce progrès mais il savait bien, au fond de lui, que la prestation de Ren n'y était pas pour rien.

Alors que le jeune homme remettait sa partition en ordre, l'alignant bien au centre du pupitre, une feuille annotée vint se placer par-dessus les siennes. La feuille était brouillonne et désordonnée mais l'écriture du saxophoniste n'avait, après tant d'années d'amitiés, plus aucun secret pour Masato. Sans peine il déchiffra parmi les traits divers de crayon, l'arrangement personnel de son ami. … Il avait fait son travail ? Un instant, Hijirikawa se demanda si il n'était pas en train de rêver, le blond qui venait de montrer son travail n'était pas celui qui cohabitait avec lui, ce n'était tout simplement pas possible. Masato n'eut cependant pas le temps de se perdre en réflexions et pensées inutiles. Les premières notes de saxophone commençaient à réchauffer la pièce. Se replaçant bien vite, le pianiste garda son sang froid et rejoint son ami en cours de route. Restait à suivre la partition. Son jeu était bon, bien qu'il ne connaissait pas à l'avance les notes qui défilaient devant ses yeux. Il dut se concentrer, deux fois plus, pour ne pas faire d'erreurs. La fin du morceau arriva bien vite, si vite qu'il eut l'impression de n'avoir jouer que quelques secondes. Le silence reprenant place dans la pièce, le pianiste fixait ses mains, posées tranquillement sur les touches éclairées par les rayons du soleil.

C'était beau. Je crois que nos instruments s'apprécient.

La remarque était amusée, bien que son visage soit toujours aussi fermé, ses lèvres fines semblant immuables. Se levant en douceur du banc, Masato alla se replacer près de la fenêtre, profitant une fois de plus de l'air frais. Alors qu'il observait les arbres en-dessous de lui, un élan inarrêtable fit dériver son regard jusqu'au visage du saxophoniste.

On devrait s’entraîner ensemble plus souvent.

Sa partition était à peine posée que le blond avait déjà commencé à jouer, pour parer à toute gêne éventuelle et surtout aux commentaires que n'aurait pas manqué de formuler son colocataire s'il en avait eu le temps. Son arrangement lui venait naturellement, la suite des notes semblait couler de source. Masato ne mit pas plus de dix secondes à le rejoindre. Les yeux bleus du Jinguji quittèrent un instant la feuille sur le pupitre pour se poser sur le visage, concentré, de son partenaire musical. Peut-être un peu trop, il n'avait pas la possibilité de se détendre et de donner plus de vie à un arrangement qu'il découvrait pour la première fois, la performance restait très impressionnante. Cette application sérieuse dans son travail, bien qu'il ne l'admettrait jamais, toucha le saxophoniste.
La fin du morceau arriva trop vite, de la même façon que la plupart des bons moments, comme celui où l'on oscille encore entre le rêve et le réveil. C'était ce qu'il ressentait pendant qu'ils jouaient, une bulle brumeuse et confortable dans laquelle il se sentait parfaitement serein, en harmonie avec lui-même et ce qui l'entourait. Ren laissa durer la dernière note qui s'évanouit peu à peu dans le corps de son instrument, sur lequel demeurait ses doigts, hâlées au soleil, tandis que son colocataire faisait de mêmes avec ses mains diaphanes. Un commentaire, prononcé sur le ton de la plaisanterie mais qui ne semblait pas vraiment en être une, vint briser le silence qui s'était installé dans la salle de musique.

- En effet. Leurs sons sont si différents, qui aurait cru qu'ils s'accorderaient si bien ? répondit-il de la même manière, sans pouvoir empêcher un sourire de se dessiner au coin de ses lèvres.

Ren ne put savoir si l’ambiguïté de ses mots avaient été perçus pour son interlocuteur puisque celui-ci se leva pour s'approcher de la fenêtre. Ses yeux restèrent un instant dans le vague avant de revenir rencontrer les siens. Le Jinguji hocha la tête, partagé entre une satisfaction méritée et une irrépressible envie de vantardise. Finalement, il se contenta de lui décocher un sourire éclatant.

- Je suis à ta disposition, Masa.

Il garda pour lui le clin d'oeil qui aurait dû ponctuer la fin de sa phrase et se détourna pour aller poser son saxophone sur la chaise près de la porte. Il revint s'adosser au mur près de la fenêtre, jetant au passage un regard critique sur l'horloge de la pièce.

- Ranmaru est en retard, commenta-t-il. C'est assez étonnant, il ne nous aime pas mais il ne rate jamais une occasion de nous critiquer. Ce cours était une occasion parfaite pour cela.

Il haussa les épaules pour lui-même, perplexe. Peut-être qu'il s'était fait enlever par Reiji pour une performance de groupe. Son regard passa de l'horloge à Masato, qui lui jetait de fréquents coups d'oeil par la fenêtre, et il décida d'attendre encore une dizaine de minutes, ensuite de quoi ils sortiraient prendre un peu l'air. Ça ne pourrait faire que du bien à son colocataire qui paraissait mourir d'envie d'aller se détendre au soleil.