∞ L'hiver, le froid l'est moins, dans les transports en commun...

Iwasaki Yukito & Fuma Jun'ichi

Ah ! Le métro...

Il s'agissait sans doute de l'un des lieux les plus exécrables de l'univers. Et ce n'était pas parce qu'il ne le prenait jamais ou parce qu'il s'était réveillé un peu de mauvais poil ce matin-là que Jun'ichi le pensait.
Mais dans l'instant, ainsi écrasé contre la vitre par la masse de badauds qui l'entourait, voilà la pensée qui lui venait. Aussi petit et svelte qu'il était, impossible de se libérer. L'air commençait à lui manquer, notamment à cause de l'énervement. Il était fortement irrité : il n'avait ni envie d'être ici, ni là où il se rendait. Il avait pensé qu'une fois majeur et indépendant il n'aurait plus aucune obligation envers ses parents - contre qui il tenait une certaine rancœur - mais apparemment, non. Ces obligations de rendre visite, de donner des nouvelles, non contentes de ne pas lui plaire, étaient à ses yeux vides d'intérêt. Pourquoi ne pouvait-il pas juste poursuivre son chemin tranquillement, sans être attaché, enchaîné de liens invisibles à telle ou telle personne ? L'existence de ces règles sociales l'énervaient, y penser l'énervait, et plus ça l'énervait, plus il y pensait. Cercle vicieux - mais enfin, la colère n'était pas violente chez lui, il paraissait donc comme totalement calme.

Quelqu'un lui marcha sur le pied. Il poussa un exclamation outrée, mais nul n'avoua sa faute. Ou peut-être que personne ne l'écoutait. Il grogna, replaça l'anse de son sac sur son épaule d'un petit geste. Voilà vingt minutes qu'il était monté dans la voiture où il se trouvait, et la voyait se remplir à chaque arrêt. Au départ, il n'y avait pas tant de monde ; là, c'était invivable. Mais que pouvait-il bien faire, à par attendre ?
Et puis là, comme si être littéralement fixé au plexiglas ne suffisait pas, quelqu'un se retrouva collé à lui, projeté par un mouvement de la rame. Jun', totalement blasé, abandonna l'idée de protester. Dieu qu'il avait envie de descendre le stock de cigarettes qui se trouvait dans sa poche.

« Désolé !

Au moins, il avait la décence de s'excuser. Il le considéra de bas en haut tandis que celui-ci tentait de reculer. C'était un adolescent, sûrement très jeune - même si'l ne fallait pas s'y fier, il le savait mieux que quiconque.

- C'est pas grave, grommela-t-il sans même être sûr qu'il l'entendrait.

Le métro s'était arrêté, la foule encore gonflait. Youpi. Non mais là, il n'en pouvait franchement plus. C'était maintenant ou jamais, il n'avait qu'une petit minute pour agir, avant que les portes ne se referment. Et tant pis pour son rendez-vous avec sa famille, il arriverait en retard, voilà tout.
Jun'ichi tenta de jouer des coudes, lançant des "pardon", "excusez-moi" à tour de bras pour se sortir de là, mais rien à faire, on l'ignorait. Ils faisaient mine de ne pas l'entendre ? Oh, mais il ne voulait pas attendre que messieurs veulent bien s'écarter ; il étouffait, là. À regrets, il se voyait donc forcé d'utiliser la manière forte.
Jun' fit donc ce geste qui le démangeait depuis tout à l'heure : il extirpa une cigarette et un briquet de sa poche, alluma cette première. Sauf que, faute de la porter à ses lèvres, il attrapa la main de l'homme devant lui et écrasa le bout ardent sur la peau fine - waouh, ça défoulait, en plus. Le type lâcha un cri, et tenta de se tourner vers lui en beuglant moult insultes et jurons, visiblement courroucé et avec la ferme intention de lui refaire le portrait. Mais il n'allait pas en avoir l'occasion : cette agitation soudaine provoqua un mouvement de foule. Les gens s'écartaient comme ils pouvaient de cet homme qu'ils prenaient pour un malade, et il y vit donc l'occasion de se faufiler vers la sortie.
Sauf qu'il n'avait pas prévu que, d'un seul coup, un certain nombre de personnes décident de faire de même. Il fut donc entraîné dehors par la cohue, inexorablement emporté par le courant de la masse grouillante, où se mêlaient protestations et exclamations en tous genres. Les pieds à peine posés sur le sol, toujours face à la rame, il trébucha et eut ce réflexe purement instinctif que de s'accrocher à la première chose à portée de main pour ne pas tomber en arrière. Cette fameuse première chose fut un sac. Non seulement sa tentative de se rattraper n'eut pas l'effet escompté, mais en plus il arracha, sans le vouloir, la personne de la bouche du wagon, tombant sur le quai avec elle.

Aïe. Ça faisait mal.
Il eut à peine le temps de se redresser que les portes se refermaient et le métro repartait. Ses yeux se posèrent sur le pauvre gars qu'il avait emporté dans sa chute. Mais... C'était le jeune de tout à l'heure ? La coïncidence le surprit, si bien qu'il resta muet quelques instants, avant de se relever rapidement et de tendre la main vers son camarade à terre.

- Oh mince ! d-désolé, bafouilla-t-il, gêné pour ce pauvre gars qui n'avait rien demandé, je voulais pas... enfin bon, de toute façon, entre-nous, je te rends service. C'était pas vivable là-dedans, avec tous ces gens.

Il soupira. Finalement, autant prendre la chose avec un peu légèreté : au moins, ici, ils étaient libres de leurs mouvements et de respirer comme il faut.

- J'espère que t'avais pas de rendez-vous important, parce que ça va être compliqué pour toi là.

Il le regardait, priant en quelques sortes pour qu'il ne lui en tienne pas rigueur. Après tout, son n'acte n'avait pas été volontaire.

∞ L'hiver, le froid l'est moins, dans les transports en commun...

Iwasaki Yukito & Fuma Jun'ichi

De longs instants, étirés par les mains du silence, laissèrent à celui-ci tout le loisir de taquiner les oreilles de Jun'ichi. Inévitablement, les interrogations s'invitèrent par dizaines ; J'ai dit quelque chose de mal ? Il va prendre ça comment ? Pourquoi j'ai fait ça ? Qui est l'abruti qui m'a fait un croche-patte ? Pourquoi je parle à ce garçon ? Que... Hum, stop. Il secoua, presque imperceptiblement, la tête. S'il ne s'arrêtait pas, il allait y passer des heures – et risquait de dériver sur des questionnements beaucoup moins futiles et autrement plus préoccupants.

« Bah, pas bien grave. Je ne vais pas en faire un plat, ce serait débile. Au moins, on peut respirer comme on veut ici. 

Un sourire étirait les lèvres du jeune garçon, et Jun' sentit le soulagement ôter ce poids qui lui oprimait la poitrine, menaçant de lui faire perdre ses moyens. Il n'aurait pas si comment réagir, s'il l'avait énervé. Peut-être serait-il parti en haussant les épaules, mains dans les poches, avec une petit remarque sèche et suffisante, ou bien il se serait confondu en excuses avant de s'enfuir comme un voleur. Avec la spontanéité des humeurs, tout était possible et envisageable.
Le garçon du métro leva les yeux vers l'horloge, ce qui, instinctivement, mena les yeux du chanteur à faire de même. La matinée touchait à sa fin, il n'était pas tard. Sa chère famille attendrait, voilà tout. Il n'avait pas envie de se presser, de retourner se noyer dans ce torrent d'âmes, et encore moins maintenant qu'il en était sorti.
Une rumeur naissante résonna dans les tunnels. Un grondement, celui de la pluie. Fichtre, il n'avait pas pris de parapluie ou quoi que ce soit d'autre pour se protéger – et il avait de la marche, pour arriver chez ses parents, raison de plus pour traîner. Ah, l'hiver était encore bien là, c'était certain.

- Quelle poisse. Sinon et toi, tu avais quelque chose d’important à faire ?

Jun' considéra silencieusement celui qui lui avait posé la question, un sourcil légèrement haussé. Ca l'intéressait ? Est-ce que c'était vraiment nécessaire de raconter sa vie ? Là où il allait, c'est banal et sans aucun intérêt.

- Sinon, moi c’est Yukito. Iwasaki Yukito. Et toi ? Et c’est toi qui voulait fumait dans le métro, non ? 

Un nouveau sourire avait fleuri au coin de lèvres dudit Yukito. En entendant la dernière phrase, Jun'ichi esquissa un petit rictus narquois. Il semblait que sa petite magouille ne soit pas passée inaperçue, si même ce gars-là avait remarqué. Et, puisqu'on en parlait, il fut pris d'une subite envie de rallumer cette fameuse alliée, qui l'avait si bien servi dans sa dernière bataille.

- Yukito ? Bah tiens, c'est mignon, lâcha-t-il avec un bref et minuscule rire, moi c'est Jun'ichi, mais appelle-moi Jun', c'est plus court.

Il jeta un furtif regard autour d'eux. Le quai n'était pas bien peuplé, mais se remplissait petit à petit. Très bien, personne ne lui en voudrait de cèder à son impulsion de tabagisme. Il reporta bien vite son attention sur son interlocuteur, après avoir remédié à ce problème et relâché dans l'air une bonne bouffée de fumée.

- Et t'en fais pas, j'avais pas de rendez-vous important – enfin, ça dépend pour qui, mais on si on commence à se préoccuper du point de vue de tout le monde...

Un nouveau sourire mesquin, empreint d'un brin de fierté naïve. Comme la plupart des émotions, sur ce visage de marbre, il était fugace, mais bien présent.

- Puis, pour répondre à ton autre question, je comptais pas fumer, juste montrer à un bande de pingouins que c'est pas parce qu'on est tout petit qu'on ne peut pas se faire écouter. Non mais, comme s'ils m'avaient pas entendu leur demander de se pousser, grogna-t-il avec une vague moue mécontente.

Il marqua une pause, juste le temps de faire tomber un petit tas de cendres sur le sol.

- Et toi, où est-ce que t'allais ? D'ailleurs, on pourrait aller discuter autrepart, on va pas rester debout au milieu du quai toute notre vie. À moins que tu sois pressé, on peut toujours faire un peu connaissance. Puis t'as quel âge, au juste ?

Avec cette dernière question un peu sortie nulle part, il y avait une curiosité palpable. L'âge des gens avait tendance à le fasciner, tant il collait souvent avec leur apparence. Il scrutait alors le garçon sans bouger, craignant un peu de prendre une réelle initiative, de se diriger concrètement quelque part ; pour l'instant, Jun' se contentait de lui poser quelques vagues questions, celles qu'on pose habituellement. Si lui ça ne le dérangeait pas, l'autre n'avait peut-être pas très envie de souffrir sa compagnie plus longtemps. Après tout, leur rencontre résultait juste d'un malencontreux hasard.

∞ L'hiver, le froid l'est moins, dans les transports en commun...

Iwasaki Yukito & Fuma Jun'ichi

Le garçon se détourna et commença à marcher d'un pas mesuré, que Jun'ichi lui emboita sans trop réfléchir.

« J’ai un âge où je peux sortir tout seul. Et toi ? Mais c’est pas vraiment ça qu’on devrait poser. Parce qu’il a l’air de bien pleuvoir je crois.

Il lui jeta un regard en coin. L'avait-il vexé ? En tous cas, ça n'avait pas l'air d'être un sujet sur lequel son jeune interlocuteur avait envie de s'attarder. Ce n'était pas important, cela dit, juste une petite formalité, il aimait s'en enquérir. Quant à la question posée en retour, il avait décidé de ne pas y répondre. Chaque fois qu'il la recevait, il se sentait aussi stupide d'avoir lancé le débat. Réprimant un soupir, il prêta attention au son de la pluie qui enrobait la station d'un doux voile. S'il appréciait le mauvais temps, c'était parce qu'il créait cette ambiance particulière, une sorte de cocon auditif dans lequel il s'enveloppait avec délectation. Yukito avait raison, il pleuvait bien.
Jun' ferma quelques instants les yeux pour savourer la grondante symphonie, accompagnée du murmure des passants et des pas qui, en choeur, battaient l'asphalte lisse.

- Dis, tu allais voir ta famille non ? 

La question claqua dans l'air, lui fit ouvrir des yeux surpris. Il déporta le regard sur le garçon à son côté. Il était devin ou quoi ? Comme savait-il ? ...Les télépathes, ça existe ?

-  Comment tu...

Un opaque nuage de fumée s'échappant d'entre ses lèvres, il s'interrompit et le considéra avec attention. Il avait détourné la tête et continuait de marcher, comme honteux d'avoir formulé cette interrogation. En effet, cela pouvait, sous quelques aspects, paraître indiscret, d'inconnu à inconnu. Mais malgré les doutes naissants en son esprit, il se raisonnait. Inutile de s'imaginer des choses, avec un bon sens de la déduction, l'adolescent avait pu deviner cela – et ce sans pouvoirs.
Après avoir repris un air plus serein et habituel, le chanteur se contenta d'afficher un sourire où l'on voyait les contours d'une sorte de rancoeur, de ressentiment qui se savait ridicule, ainsi que d'un amusement quelques peu désabusé.

- Eh bien, tu ferais un sacré détective, toi. En effet, je vais voir ma "très chère" famille, déclara-t-il, railleur,Et puisque tu es si perspicace, tu dois te douter que la situation quand laquelle on se retrouve m'arrange un peu.

Pas qu'un peu, eut-il pu rajouter. Les deux jeunes hommes arrivèrent au niveau du hall de sortie, pris, de nouveau, au milieu de l'agitation. Un sentiment d'oppression montant, s'éterniser dans la cohue ne l'enchantait pas plus que ça ; il embrassa rapidement l'ensemble de la grande salle du regard, et aperçu un café. Bon, ça ferait l'affaire. Il se tourna vers Yukito :

- Je t'offre un verre ? T'inquiète pas, hein, ça me pose pas problème. En attendant de reprendre nos routes respectives, on serait un peu mieux au calme. Et puis comme ça, tu pourras m'expliquer ce qui t'a amené à te jeter au milieu de cette foule, toi aussi ?

Il ne savait pas trop comment engager la conversation, alors, il avait décidé de partir du point le plus simple. Après tout, tout cela pourrait dériver sur quelque chose d'un peu plus intéressant, une fois qu'ils seraient tous deux mieux à leur aise.