Je suis nippo-russe simplement parce que c'est écrit sur ma carte d'identité. Et parce que je suis née à Moscou. Mais je n'ai aucuns souvenirs de mon enfance là-bas, je n'ai pas dû y rester longtemps. Aussi loin que puissent remonter mes souvenirs, je n'ai vécu qu'au Japon - sur le petit archipel Ryukyu. A Okinawa, quoi. Je n'ai jamais foutu les pieds sur le sol russe de toute ma vie - c'est ce que je pense. Ma mère, oui, beaucoup. Moi, jamais. Je possède deux cartes d'identité. Une pour la Russie, une pour le Japon. Mais l'une d'elles prend carrément la poussière au milieu de mes magazines pornographiques. C'est maman qui me les achète. Elle trouve que ce n'est pas normal qu'une si belle jeune fille comme moi n'éprouve nullement l'envie de sortir avec un homme. Elle m'a même dit que si j'étais éventuellement homosexuelle, c'était pas grave. C'est comme ça qu'elle est, ma mère. Un peu exubérante. Peu de personne l'apprécie. Elle est d'un naturel implacable et d'une simplicité désolante. Elle se fiche des apparences, des qu'en dira-t-on et des réputations. J'ai toujours songé que la raison était qu'elle venait d'une autre culture. L'Europe, oui. On en entend beaucoup parler, ici. Un peu comme un continent supérieur au nôtre avec ces foutus Américains qui dominent pratiquement le monde. On les met tous sur un piédestal. On les acclame et les admire. Et je ne comprends pas vraiment pourquoi on s'enfonce dans notre patriotisme en rejetant leur présence tout en étant capable de les voir comme des semi-dieux. Pourquoi ? Juste parce que leurs yeux sont un peu plus grands que les nôtres et que leur chevelure n'est pas d'une noirceur indélébile.


Elle s'habille tout de rose et se teint les cheveux d'un blond presque blanc. Elle s'appelle Ambroisine, et c'est ma mère.

Son prénom, elle ne l'aime pas. Elle dit que ses parents l'ont sorti d'un vieux bouquin poussiéreux où des prénoms français aux consonances vaguement aristocratiques étaient consignés. Ambroisine Evangeline Melusine Abe, de son nom de femme mariée. Elle dit toujours que un seul de ses prénoms rapporte gros au scrabble, et je n'ai compris ce qu'était qu'un scrabble que vers mes seize ans. Au Japon, on a pas de tels jeux. On a pas de jeux tout courts, d'ailleurs. On s'enlise dans un ennui transcendant et on scelle nos mots sous clef parce que des fois on parle trop bien. Elle danse sous la douche et se fracture des membres régulièrement en glissant sur n'importe quoi et ça l'a fait rire. Sa constitution est trop fragile pour ce genre d'âneries et mon père la somme d'arrêter d'être aussi insouciante. Elle n'en fait qu'à sa tête parce qu'elle aime l'instant présent et que le passé est trop triste pour pouvoir dire rappelle toi, cette fois-là. Elle veut que tous les jours soit une fête différente, une ode à un sentiment, à quelqu'un. Elle a inventé le jour Gabrielle, où je suis couverte de cadeaux et d'embrassades sans raisons. Elle a inventé ce jour pour mon frère, aussi. Mais je suis sa préférée, je suis la fille et, techniquement, je suis l'aînée. Ses lèvres s'écrasent sur mes joues avec cette substance gluante qu'elle adore tant. Le beurre, je crois. Je cours dans toute la maison pour lui échapper mais elle finit toujours par me rattraper. Et puis, elle est frappée par la grâce. Elle me regarde avec ses grands yeux verrons et elle me dit.

« Dis, Gabrielle, pourquoi tu ne jouerais pas du piano ? »

J'accepte seulement si elle arrête de me courir après. J'ai mal au cœur et pas d'endurance. Elle gagne toujours et je suis mauvaise perdante. Elle frappe dans sa main comme une hystérique et son rire fait trembler mes tympans. C'est convenu ; Gabrielle, tu joueras du piano. Alors j'en joue. J'apprends. Le solfège m'exaspère, Mozart me rend irascible et mon professeur claque sa langue contre son palais parce que je fais encore des fausses notes. Je n'ai que cinq ans. Ma mère regarde des show télévisés japonais. Ils sont tous plus beaux les uns que les autres. Rien n'est laissé au hasard. Les notes sont parfaites, mais c'est du playback. Leurs dents sont rayonnantes de blancs et implacablement droite et je grimace parce que les miennes sont de travers et je les déteste. Ils ont agrandis leurs yeux, c'est évident. À la tendance occidentale, encore une fois et moi je grimace parce que je trouve que les miens sont beaucoup trop gros. Plus tard, je me les referais brider. Et j'alignerais mes dents.

« Dis, Gabrielle, pourquoi tu ne tenterais pas le violoncelle ? »

Son sourire trop enjoué entache mon envie de lui dire non, et je ne résiste pas. Tout est convenu trop vite et dans l'heure qui suit, je ressors avec un énorme violoncelle qui fait trois fois ma taille. C'est pour me féliciter ma maîtrise du piano, annonce-t-elle. Pour que je n'ai plus à m'ennuyer en jouant de la musique. C'est vrai que c'est devenu trop facile pour moi, le piano. J'ai sept ans. Ils ont utilisé un mot pour me décrire, mais je ne m'en rappelle plus. Ce que je sais, c'est que le frottement des cordes du violoncelle me plaît un peu plus que ce que j'aurais cru et je sens un liquide chaud sur mon visage avant de me rendre compte que c'est salé. Des larmes. J'aime bien le violoncelle, finalement.

« Dis, Gabrielle, t'es sûre que le violon c'est pas ton truc ? »

Me dit maman sur son lit d'hôpital. Elle est tombée des escaliers la semaine dernière, ses fractures sont trop nombreuses pour la laisser regagner la maison. Une seule jambe de valide, les deux bras de broyés. Elle est encore plus affaiblie parce que des petites sœurs se sont rajoutées au compteur. C'est moi qui m'occupe d'elles. Je dis rien mais elle me fait peur. Ses habits sont d'un blanc livide, sa peau est trop creusée à mon goût, ses cheveux blonds ont de grandes racines noires. Elle continue ses programmes japonais sans s'arrêter et me parle de ses idoles. Je sais qu'elle essaie de me faire ressembler à ces personnes parfaites qui possèdent de nombreux talents, mais ça ne me déplaît pas. Si ce n'était pas pour maman, je ne le ferais pas. Papa arrive en courant dans la chambre d'hôpital et m'emmène loin parce que maman a besoin de repos. Il passe ses jours à me traiter durement, mais je ne lui en veux pas parce que la nuit, je l'entends pleurer dans son lit de l'absence de sa femme tant aimée. Foutue image à tenir. J'aimerais lui dire qu'il peut pleurer à côté de moi, que ça ne me dérange pas, mais je me tais parce que je m'entends pas très bien avec papa. Et je suis pas sûre que mon frère et mes sœurs tiendraient le coup. Il travaille beaucoup et je suis souvent avec maman, pas lui. Je ne le déteste pas, c'est juste que je ne le connais pas bien. Je lui demande quand même un violon, j'aime le violoncelle. Mais c'est pour maman. J'ai treize ans.

« Gabrielle … »

Je me suis mis à la danse classique. Pour une raison quelconque, j'aime bien mouvoir mon corps sur du piano ou du violon. Sur de l’acoustique. Pas sur des basses qui brisent mes tympans. J'ai l'allure d'une fille, de toutes façons. Ça choque tout le monde, parce que j'ai un caractère de garçon. Ils pensent tous que je suis lesbienne. Ça m'a blessé au début, mais maintenant ça ne me fait plus rien. Pas parce qu'être lesbienne c'est mal. Juste parce que je ne comprends pas pourquoi ils essaient de deviner des détails sur moi, ils parlent quand je passe. Pourquoi ne me demandent-ils pas eux-même ? Je ne mange personne. Les garçons me fuient en ayant peur que je leur saute dessus pour les tabasse, les filles me regardent avec cet air de dégoût dans leur coin. Je suis tombé sur un bout de papier, une fois, qui racontait ma romance présumée avec une autre fille de l'école. Ça ne me choque plus. Je suis juste désolée pour cette pauvre demoiselle qui doit peut-être me détester. Ce n'est pas comme si un ennemi de plus allait me faire sombrer dans la déprime. J'ai maman, et c'est tout ce qui compte. Je lui montre les vidéos de ma danse. Je lui joue un morceau avec l'instrument qu'elle choisit. Un que j'ai composé. Finalement je crois que je suis plutôt bonne à ça. Maman préfère le violoncelle. Moi aussi.

« Gaby… »

Elle dit qu'elle est fière de moi, qu'elle espère que je deviendrais une grande star quelque part en ce monde. J'acquiesce. Elle ajoute aussi qu'elle espère qu'elle sera encore en vie pour me voir sur scène. Je plaisante en disant qu'elle a tout le temps, mais je sais qu'il ne lui en reste plus beaucoup. Je glisse mes doigts dans sa chevelure de nouveau entièrement noire et ses cheveux tombent d'eux-même et se mêlent à ma main. Ils se décrochent aussi vite que son âme de son corps. J'appelle papa. Il est au États-Unis et ça va tuer mon forfait, mais ça m'est égal. Maman s'est endormie, alors je sors dans le couloir. Je sors un carnet, dessine une portée et inscris des notes de musiques dessus. Je sais que ce sera une jolie mélodie quand je pourrais la jouer. Les infirmières me grondent parce qu'on a pas le droit de téléphoner à l'hôpital mais elles se taisent en voyant mon visage. Papa a pris le prochain avion et sera là dans dix heures. Ce sera trop tard. Je le sais. Je le sens. Je m'affale sur le comptoir des infirmières et elles ne savent pas quoi faire. Je ne dis rien. Mes sœurs et mon frère sont à l'école. Je ne sais pas ce que je vais pouvoir leur dire, ce soir.

« Ga... »

Je demande à mon oncle de me prendre un aller simple pour Tokyo le plus rapidement possible. Il entend ma voix et ne pose pas de questions. Il s'exécute. J'ai déjà fait mes affaires. J'ai pris celles de mon frère et mes sœurs. Papa m'est égal. Il ne peut pas quitter le pays, de toutes façons.

« G... »

La peine est insoutenable - mais je dois sourire pour ma colonie de frère et sœurs. Pourquoi ont-ils faits autant d'enfants? Je vous le demande. Je reprends mon carnet et griffonne. Je joue de plus en plus.
J'ai trouvé comment exprimer mes sentiments, je crois.

« ... »

Il y a cette personne, au loin, aux vagues allures étrangères qui retient l'attention. Néanmoins, ce n'est pas pour ses yeux colorés ou ses longs cheveux blonds. C'est pour ses talons, cachés par de hautes bottes blanches, négligemment posés l'un sur l'autre sur la table d'un café en terrasse. Oui, ce n'est pas pour son physique évidemment étranger que l'on remarque la jeune femme. C'est pour ce qui est considéré comme du manque de respect absolu – mais qui en réalité se décline comme une simple arrogance. Il n'y a pas de doutes dessus. Elle transpire l'insolence et les sarcasmes, couplé avec un tout mini léger complexe de supériorité. La belle blonde écraserait le monde sous ses hauts talons pourvu qu'on lui jure fidélité. Cela dit, elle est loin d'avoir l'esprit encore plus perché qu'une fois sous drogue – au contraire elle est même très terre à terre. Elle se sait détestable – et cela ne lui pose aucuns problèmes. Néanmoins pas stupide pour autant, elle sait faire preuve de patience exemplaire et d'un anticonformisme qui sont de grands atouts pour son métier de professeur. Si elle remarque qu'un élève fait des efforts, elle lui répétera dix fois ce qu'il n'a pas compris – et dix fois de manière différente. Ce que l'on peut parfois méprendre pour de l’intransigeance n'est en réalité qu'un grand laxisme de sa part : de la même manière qu'elle déteste qu'on la force sur quoi que ce soit, elle hait forcer en retour. Ainsi, si un élève roupille en classe ou désire ne pas écouter, elle aura fort vite fait de le virer de la salle afin qu'il ne perturbe pas le reste de ses camarades. Gabrielle prend son métier très au sérieux : elle est là pour élever ceux qui ont envie d'atteindre les étoiles, pas ceux qui ont un rêve pour lequel ils ne se donnent pas à fond.

Très joviale et de nature très (trop) enthousiaste, elle cache une certaine mélancolie. Frappée par la nostalgie et la tristesse de la perte de sa mère alors qu'elle était beaucoup trop jeune. On peut l'apercevoir, parfois, lorsque ses pensées prennent le pas sur sa constante bonne humeur et qu'elle affiche un sourire d'une tristesse infinie. Très protectrice, elle est l'aînée d'une gigantesque fratrie contenant son frère jumeau et ses quatre autres petites sœurs auxquelles elle tient plus que tout. Ainsi s'est-elle trouvée dans le rôle d'une mère un peu trop tôt pour son âge. Cela a, toutefois, développé sa profonde gentillesse cachée sous cette insolence. Et même si elle se croit parfaite pour le rôle d'une grande reine, elle reste quelqu'un de très chaleureux avec qui il est bon d'être. En revanche, ses sarcasmes, son cynisme et la cruauté de son langage peuvent éventuellement surprendre ou être complètement désagréable aux oreilles d'une personne aux valeurs traditionnelles. Impulsive et aux élans violents dès qu'on arrive à la froisser malgré sa très longue patience, elle fait partie de ces personnes au caractère largement dominateur. Ainsi, si on ne fait pas partie de ses bonnes grâces, il n'est même pas la peine d'espérer demander de l'aide ou de l'écoute venant de sa part. Car la belle n'est pas du genre à parler pour insulter indéfiniment une personne – elle se contentera d'ignorer ou de passer à côté avec son regard hautain.  

Que dire sur Gabrielle ? Jeune, et jolie – très. Et elle en a bien conscience. Aussi joue-t-elle de ses charmes si cela lui permet de s'attirer des faveurs. Elle chouine sur sa poitrine trop plate en blâmant les gènes asiatiques, mais remercie ses longues jambes filiformes héritées tout droit de sa mère. Un mètre-soixante-douze pour un poids plume assortis à de grands yeux bleus légèrement en amandes et de fines lèvres félines. Le fait d'être une anticonformiste née lui a fait teindre ses cheveux d'un blond tirant vers le blanc et elle n'a aucuns problèmes avec les regards qu'on lui lance en travers. Son style vestimentaire, cela dit, passe presque inaperçu dans cette ville extravagante. Un certain mélange entre des vêtements à froufrous dans le genre ancienne aristocratie car elle chérit ses riches ses ancêtres, elle les assemble dans un air qui finit par avoir des airs de pirate.
Elle ne s'embête pas à mettre des habits plus classes et conventionnels dès qu'elle donne ses cours, par ailleurs. Les élèves doivent être habitués aux costumes sur scène et en tant que compositeur, elle est supposée être dans l'ombre et pas sous les feux de la rampe. Peu importe ce à quoi elle ressemble tant que ses mélodies restent bonnes.